De la Roumanie on ne connaît plus aujourd'hui que les enfants des rues et la mort en direct des Ceausescu. Que ces immeubles gris qui ont remplacé des bijoux d'architecture. Mais avant l'arrivée de la peste rouge chez nous, La Roumanie était le pays de l'effervescence culturelle, et Bucarest - "le petit Paris"- le rendez-vous de grands intellectuels européens. Mais du Bucarest de l'entre deux guerres je vous parlerai une autre fois. Ce matin, entre ma petite dernière, les courses et le déjeuner j'ai une petite demi heure pour vous parler de quelques écrivains d'origine roumaine qui ont amené chez vous un peu de notre pays. Ou non, je vais faire ma fière et laisser d’Ormesson parler pour moi de l’allégresse et du désespoir roumain:
« Nous devons beaucoup aux Roumains. Ils ne nous ont pas seulement fourni avec generosité en actrices ou en sculpteurs : un Brancusi, une Elvire Popesco, à l’accent inoubliable dans les chefs d’œuvre de Robert de Flers et d’Arman de Caillavet (…). Ils nous ont donné aussi quelques-uns des meilleurs artisans de notre langue qu’ils connaissaient mieux que nous et qu’ils aimaient autant que nous : Mme de Noailles, née Brancovan; tous les Bibesco, si chers à Marcel Proust; dans un genre assez différent, Tristan Tzara, le fondateur de Dada: Panaït Istrati, un romancier de l'aventure, auteur de Kyra Kiralina; et surtout les trois amis qu'on voit ensemble sur des photographies et qui illustrent avec éclat la littérature française d'après la Deuxième Guerre mondiale: Mircea Eliade, romancier, mythologue, historien des religions; Eugène Ionesco, être lunaire et exquis qui bouleverse, avec Beckett, le théâtre contemporain et dont La Cantatrice chauve ou Les Chaises n'ont jamais cessé d'être à l'affiche quelque part pendant un quart de siècle; et puis Cioran, qui s'appelait Cioranescu et dont le prénom, Emile, s'est perdu en cours de route, comme celui d'Ionesco (...)". (extrait de "Une autre histoire de la litterature française", Jean d'Ormesson, Nil éditions, 1998)
S’il y en a un que vous devrez découvrir, choisissez Mircea Eliade, « Le roman de l’adolescent myope » par exemple, les « mémoires » du jeune Eliade dans un Bucarest des arts et des lettres. Ou «La nuit bengali (Maitreyi)» cette magnifique histoire d’amour de son voyage initiatique en Inde. Son œuvre (assez peu connue en France car il a beaucoup vécu aux Etats Unis) est fabuleuse. Mais si vous voulez connaître la Roumanie ne vous aventurez pas sur les chemins du sacre et du profane du professeur des religions à l’Université de Chicago, choisissez plutôt les romans et nouvelles du Bucarest de sa jeunesse.
Et, vite, avant que je file faire mes courses (vive la mère aux 100 métiers !…), deux autres auteurs que vous allez sûrement aimer : Virgil Gheorghiu, sa « 25 ème heure » et ses « Mémoires » de jeune marié fuyant la peste rouge à travers une Europe en feu, et mon amie Gabriela Adamesteanu, journaliste roumaine et figure de l’intelligentsia roumaine post Ceausescu, publiée l’année dernière par Gallimard ( « Une matinée perdue « , la matinée perdue de la Roumanie..).
Là, je dois vraiment filer. Je vous laisse lire deux articles du Figaro et de "Lire" sur Gabriela. Si vous avez des messages à lui faire passer, n'hésitez pas, je servirai de facteur. Bon week end!
«J'avais trente-trois ans et je vivais au pays de Big Brotherescu», se souvient Gabriela Adamesteanu, née en 1942. Refusant de se plier à la norme du réalisme socialiste de son pays, elle a longtemps différé son entrée en littérature, mais celle-ci a été tonitruante : son premier roman est chaudement accueilli en 1975, mais le véritable événement pour la romancière et pour les lettres roumaines est Une matinée perdue, qui devient un livre culte dès sa sortie, en 1985... "
Clémence Boulouque - Le Figaro du 24 novembre 2005
Adamesteanu, la romancière qui lit dans les cœurs
par André Clavel
Lire, novembre 2005
La Roumanie est la terre de Dracula, et ses écrivains furent longtemps vampirisés par l'hydre soviétique. Aujourd'hui, le cauchemar a pris fin mais la littérature roumaine reste une recluse: boudée par l'Occident, condamnée à un étrange embargo, elle est une sorte de belle inconnue que l'on entend à peine murmurer... C'est donc un bonheur de découvrir Gabriela Adamesteanu, publiée pour la première fois en France. Née en 1942, fille d'un pasteur de la plaine danubienne, traductrice de Maupassant et rédactrice en chef d'un hebdomadaire de Bucarest, elle a grandi dans une famille d'intellectuels, à l'époque où les écrivains ne pouvaient s'exprimer que s'ils trempaient leur plume dans l'encre croupie du réalisme socialiste. Gabriela Adamesteanu y était allergique, et elle dut attendre la trentaine pour publier son premier roman, en 1975. Dix ans plus tard, aux heures les plus sombres de la dictature, elle eut le culot de mettre le feu aux poudres avec cette Matinée perdue, remarquablement traduite en français mais avec deux décennies de retard.
La matinée en question, on s'en doute, est un symbole, un bien douloureux symbole: celui de la Roumanie sacrifiée, durant tout un siècle, sur le sanglant autel des guerres puis du communisme. Ces spectres sinistres hantent la romancière, mais elle ne cesse de les embrocher en déchaînant la sarabande d'une écriture truculente, endiablée, célinienne, qui réinvente le parler populaire et le lyrisme de la rue dans un pays où la langue de bois servit de cercueil à l'imagination: si Vica, l'héroïne de Gabriela Adamesteanu, est une femme libre, c'est d'abord parce qu'elle jacte comme Bardamu... A plus de 70 ans, cette éternelle bûcheuse, qui s'est usée «en essuyant les paillassons des autres», a assisté à tous les cataclysmes d'une époque fertile en trahisons, et elle en sait tant sur les humains qu'elle «pourrait ouvrir une école, l'école de la vie». Alors, elle raconte, raconte, et raconte encore. On remonte à son adolescence, lorsqu'elle perdit sa mère et qu'elle dut élever, seule, une ribambelle de frères. Puis vinrent les guerres, le tragique dépeçage de la Roumanie et l'interminable hiver de la dictature. Pour Vica, la Cendrillon égarée au pays des Soviets, il fallut tout simplement survivre, les pieds enchaînés au boulet de la misère.
Mais si cette intarissable râleuse a la langue bien pendue, elle sait aussi écouter les autres et cela nous vaut une noria de portraits magnifiques. Mme Ioaniu, une «dame de la haute» qui fut spoliée par les communistes et qui se ratatine peu à peu dans son appartement de Bucarest, «perchée sur des coussins comme le roi Pétaud». Sa fille Ivona, un feu follet qui ne cesse d'écumer les rues de la ville, «à croire qu'on lui a fourré un piment dans le trou de balle». Son gendre Niki, toujours à courir la gourgandine. Sa sœur Margot, harcelée par les sbires de la Securitate. Et ses deux maris, eux aussi traqués par les cocos. D'un personnage à l'autre, de la Première Guerre mondiale à la période stalinienne, d'un champ de bataille aux cachots où croupissent les prisonniers politiques, c'est l'Histoire en manteau rouge et noir qui défile dans cette «matinée» à tout jamais perdue.
«Je crois que l'humanité retourne à la barbarie», lance Gabriela Adamesteanu qui, entre les multiples scènes de son kaléidoscope, signe un terrible réquisitoire contre le communisme. «La plus machiavélique de ses inventions, fulmine-t-elle, c'est d'avoir fait de chacun un suspect, de nous faire douter les uns des autres.» Et, plus loin: «Si on n'écrit pas selon leur censure des pages sur le Parti et la classe ouvrière, pas moyen d'être édité.» Mais la romancière n'est pas plus tendre avec ce qu'elle nomme cruellement les «tares» nationales. «Ici, en Roumanie, ajoute-t-elle, personne n'acceptera de créditer son prochain d'un sentiment généreux, d'une action désintéressée. Car dans ce pays, les honnêtes gens ignorent aussi bien la solidarité que la courtoisie.» C'est dire que cette Matinée perdue fait mal: un impitoyable brûlot, attisé par le souffle magistral d'une prose incendiaire.
A partir du 15/11 à Lyon.
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