J’ai fini le « Tarmac des hirondelles » de Georges Yémy à Pitesti après l’avoir commencé à Montaigu, transporté sans l’ouvrir à Saint Louis, lu en bonne partie à Nucsoara dans mon verger. C’est fou de lire l’histoire de Muna à l’ombre d’un pommier en fleurs !
Je l’ai fini. Il faut vraiment le vouloir pour dépasser les 60 premieres pages. Il y a des passages qui donnent presque la nausée dans le parcours de Muna, l’enfant soldat de quelque pays d’Afrique. Son contingent exterminé, Muna Nussadi "l'enfant ephemere dans l'essaim de papillons à mourir ce soir", erre solitaire dans la forêt, hanté par les souvenirs hallucinés de ses crimes, de ses parents, de Kenny, onze ans, mort au combat. Le livre de Georges Yemy est très bien écrit, dans une langue parfois poetique, souvent cruelle, boulversante. Sensuelle. C’est un livre qui vous prend aux tripes. Et le mot n’est pas trop fort ! Mais il faut le lire. Pour se rappeler que l’âme humaine est faite aussi d’abjection. J’ai longtemps hesité à lire des livres sur les horreurs perpretées dans les prisons communistes. Trop peur de souffrir, d’avoir la nausée face à la suie qui tapisse le fond de notre âme, justement. Quel frêle chemin separe la victime du bourreau ? C’est toute la question du phenomene de réeducation par la torture dans les prisons de Pitesti, en Roumanie, systeme qui transformait les prisoniers politiques en atroces bourreaux, à leur tour capables des pires horreurs. Rien à voir averc les guerres en Afrique, bien sur! Mais j'ai fini le livre à Pitesti. Alors, forcement, j'ai fait le raprochement.... Quel est le chemin qui sépare ces enfants africains de 12 ans qui tuent et violent du Sergent qui les bourre de Pilules de la liberté ? Est-ce seulement la drogue qui declanche en eux ces acces de barbarie ? Peut-être pas…
Je crois qu’il faut lire ce Tarmac des hirondelles. Il vous surprendra. Parfois il vous choquera. Mais ils vous embarquera. Dans le monde mi-réel, mi-mystique de cet enfant victime et bourreau. Vous aimerez la poesie de ce livre. Le premier pouvoir de la poesie est d'exprimer l'indicible, n'est-ce pas? Georges Yemy y arrive.
Il y a autre chose qui nous fait aussi avancer avec espoir dans son Tarmac des hirondelles : c’est la lumière. « Rose croit ». Tout n’est pas perdu. Et dans les pires de nous, pauvres faibles humains, il y a de la lumière. Voilà ce que m’a appris le livre de Georges.
J'en parlais aussi ici quand j'ai acheté le livre. La photo de notre rencontre au PdL est là.
L’auteur : Né en 1975 au Cameroun, Georges Yémy est arrivé en France à l’âge de dix ans. Ses trois premiers romans, tous situés en France, La Lune dans l’âme (1997), Suburban Blues (2005) et L’Inévitable Histoire de chacun (2006), ont rencontré un vif succès critique.
Tarmac des hirondelles marque un retour aux sources africaines.
Extrait :
Nous avions entre huit et douze ans. Nous étions des hommes désormais. Avec des bites, des captives et des fusils chargés à rouge. On nous avait enrôlés dans l’armée. Ou le maquis. C’est toujours un peu flou dans ma tête, ces choses-là. Peut-être même n’en ai-je vu certaines qu’en délire. Mais c’est une part non négligeable de cette réalité-là. Il fallait libérer le Liberia. Non. Cela se passait soit au Burundi soit en Somalie.
Je ne suis plus qu’un être cassé, aujourd’hui ; j’ai mes défaillances. Cependant je crois, si je ne m’abuse, que c’était en République démocratique du Congo. Ou au Soudan, peut-être bien. N’importe ! Je m’en souviendrai avec certitude un peu plus tard (...)
C’était hier ou ce matin, c’est maintenant. Ils sont encore plus de trois cent mille enfants soldats combattant des Frères Traîtres à travers le monde.
Ces frères-là nous accusaient eux aussi de trahison. De traîtrise. Alors il nous fallait vaincre à tout prix, car les perdants eussent nécessairement été les traîtres dans toute cette histoire. En considérant bien les choses, une fois passé le traumatisme de l’incorporation, je n’étais pas mécontent d’être là. J’étais du côté de ceux qu’on redoutait et pas l’inverse. J’avais une arme de guerre et je n’étais pas seul au milieu des civils, à voler pour manger, courant le risque de me faire découper à la machette si je me faisais prendre. Et puis, malgré les railleries dues à mon apparence, j’étais presque flatté d’avoir été choisi parmi les autres garçons de mon âge, moi, un albinos, un ngengeru, quelqu’un d’inaccompli et de malsain aux yeux d’un grand nombre. D’avoir été recruté signifiait que j’étais comme tout le monde, normal malgré ma différence. Mieux valait être dans une troupe et attendre sa balle que de mourir tout de suite dans le chaos qui s’annonçait
parmi les populations alentour.
Nous ne vivions plus que dans les forêts environnantes. Nous nous cachions tout le temps. Nous eûmes très peu de temps pour apprendre à tuer. Formation plus que sommaire, rudimentaire, quelques semaines dans un camp en forêt, mais nous savions tenir nos armes et les pointer sans hésitation. Nous savions faire feu et foudroyer. Mon faon, avait dit le Sergent, tu tombes du vagin, et dès le contact avec le sol, lève-toi
et tire ! Sinon par lion croqué te voilà ! avais-je pensé, me rappelant un vague proverbe de chez moi. Il nous fallait donc être des lions. La prédation en mouvement. Le Sergent, un homme de l’âge de nos pères, nous distribuait les Pilules de la liberté. Il les appelait des vitamines ou, plus simplement, les cachets. Jamais autrement. Made in USA, d’après lui, mais ça sentait peut-être le Nigérian. Liberty Pills. Nous les nommions
ainsi car, dès que nous les avions avalées, nous rentrions dans un tel état de conscience altérée que nos ennemies, frères ou pas, nous apparaissaient soudain comme de la volaille. De gros et vulgaires poulets ridiculement menaçant de leurs becs nus. Et se déplaçant çà et là en un désordre tordant. Nous nous contentions de tirer dans tout ce grouillement. Cependant, il n’était pas rare que l’un de nous s’écroulât.
Un grand trou de bec dans le front. Ou dans la poitrine. Mais cela ne nous ôtait ni le rire ni l’exaltation du massacre. Ce qui pulsait en nous n’était plus un coeur mais un organe nouveau charriant un nouveau liquide de vie. Nos veines contenaient plus qu’un simple sang craintif et scrupuleux, gangrené par la morale, humain jusque dans sa force, d’où sa faiblesse ambiante et si handicapante. Tombaient nos chaînes et sautaient les verrous de la société. S’ôtait le voile de nos yeux. Du feu liquide coulait dans nos artères et nous menait au combat. Nous étions libres, croyions-nous. Parfois, le Sergent donnait à chacun de nous deux pilules plutôt qu’une. Alors nous devenions une meute de loups enragés et bavant. Hurlant à la mort. Nous devenions tout simplement fous. Après les combats gagnés sous cette aliénation, il arrivait fréquemment
que l’un de nous se mît à prélever sur les cadavres quelques morceaux affectionnés. Au couteau vif. Les autres l’imitaient alors, curieux de redécouvrir le goût de la chair crue et humaine. Ils avaient fait de nous des bêtes. Mais c’était notre seule excuse, avec l’âge que nous avions en moins. De la langue coupée le goût sous la langue. Quel écoeurement! Goûter, crue, de la langue coupée et humaine. Collier d’oreilles coupées autour du cou. Jusqu’à ce qu’elles sèchent ou se décomposent tout à fait, composent de la pourriture. Mouches affreuses. Quelle sanie ! Transgresser était notre récompense en attendant le nouvel ordre. Le nôtre. Pour nous calmer et nous sortir de cette terrible agitation, le Sergent nous faisait fumer de l’herbe. Alors il sortait son ghetto blaster, et du reggae pulsait. Ainsi nos corps absorbaient la musique et se mettaient à se mouvoir tout seuls. Nous titubions dans le balancement, nous virevoltions et cabriolions en sautillant, comme imitant l’Oiseau propitiatoire, à qui nous vouions un véritable culte désormais. Et nous oubliions tout dans la brise qui faisait au soir venu, frémir nos cils mouillés comme par pur réflexe. Loin des pleurs conscients et cathartiques. Si vous saviez, mon Capitaine !
page 3 | Georges Yémy, Tarmac des hirondelles, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2008.
Georges Yémy, Tarmac des hirondelles
Roman
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2008 | www.heloisedormesson.com
288 pages | 19 €
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