Je vous ai déja dit ici que j'aime Gabriela Adamesteanu, un des meilleurs auteurs roumains d'aujourd'hui. Je dirais bien le meilleur, mais j'ai peur d'offusquer deux ou trois messieurs. Ce qui me frappe le plus quand je la rencontre, c'est son incroyable modestie. Ce grand ecrivain traduit en plusieurs langues( en francais chez Gallimard) vous invite à dejeuner dans sa cuisine sans chichis, des plats qu'elle prépare elle-même. Et vous parle, avec des yeux étonnés, de son livre qui se vend en France alors que son nom est totalement ignoré des Francais. J'ai ramené de ce dejeuner à Bucarest le souvenir des gâteaux grecs dégoulinant de miel et la génèse de son livre ("Une matinee perdue", chez Gallimard, 26,50 e). Voici son histoire que Gabriela m'a confiée il y a deux jours:
"-J’avais trente-trois ans et je vivais au pays de Big Brotherescu lorsque j’ai écrit les premières pages de ce qui allait devenir un roman — Une matinée perdue. J’étais attirée par le pittoresque du langage et du comportement d’une parente à laquelle j’étais très liée. Ce que je voulais faire, à l’origine, c’était un instantané, un croquis. Ce texte, publié dans une revue littéraire, ma parente l’a lu et elle a ri : peut-être ne s’est-elle pas reconnue dans le personnage littéraire, peut-être l’a-t-elle tout simplement accepté. Parce qu’elle m’aimait? Parce qu’elle n’attachait guère de prix à la littérature? (...) Le temps émousse les remords, et Vica, mon personnage d’Une matinée perdue — qui figure désormais dans les livres de classe —, a éclipsé en grande partie l’image de ma parente. Mais un mélange confus de nostalgie et de chagrin s’empare de moi quand me reviennent à l’esprit des souvenirs d’elle « non utilisés » dans mon roman. Pour cicatriser les blessures de la mémoire, la littérature doit les réduire en cendres; l’écrivain a beaucoup moins de vrais souvenirs que les gens qui ne les ont pas consumés dans l’écriture.
Les premières pages de mon instantané une fois écrites, je me suis arrêtée : mon personnage n’avait pas de destin et je ne savais plus quoi en faire. J’y suis revenue au bout de deux ans environ, décidée à écrire une nouvelle sur la vieillesse, la pauvreté et la mort. J’avais franchi entre-temps la frontière de ce que j’appelle « la jeunesse éternelle », ce stade de l’existence à l’issue duquel chacun découvre à quel point la vie est scandaleusement brève, le quotidien nous réservant de surprenantes séquences de film d’épouvante. Le destin de mon personnage (une femme du troisième âge, ex-patronne d’un petit bistrot, devenue, sous le communisme, couturière à la journée) m’effrayait dès lors que je le connaissais. J’avais l’impression de m’approcher du seuil dangereux de la littérature, cette zone où l’on côtoie des états susceptibles de nous déstabiliser. Ou peut-être n’était-ce que la peur d’affronter les moments où la vie se révèle dans son insupportable cruauté.
A l’époque, pourtant, la fin de ma nouvelle était encore loin et mon personnage, Vica Delca, que les critiques roumains allaient qualifier généreusement de « Léopold Bloom » en jupons, déambulait dans le Bucarest déprimant des années 80. Paradoxalement, j’écrivais cependant avec un immense plaisir. Plaisir certainement dû à la vitalité de mon personnage, à son langage si fortement coloré, que je continuais à entendre au cours de mes longs trajets dans des autobus déglingués, archibondés de passagers exaspérés.
(...). Je me documentais à grand-peine : dans la société communiste roumaine, l’Histoire, discipline idéologique, était devenue un véritable palimpseste où les événements étaient sans cesse refalsifiés en fonction des changements politiques. Dans les années 50, quand se succédaient les grandes vagues d’arrestations, beaucoup de gens avaient fait disparaître de leurs bibliothèques les livres et journaux d’avant-guerre, qui auraient pu constituer autant de preuves d’hostilité envers le nouveau régime. On ne pouvait les consulter, à la bibliothèque de l’Académie* , que sur autorisation spéciale, à des heures spéciales. Or j’avais un emploi, j’étais mère de famille et, de plus, je ne savais pas exactement ce que je cherchais.
Le passé vulnérable
L’histoire d’un livre est une histoire de rencontres — avec des gens, mais aussi avec d’autres livres. (...) Ma nouvelle se transformait en deux romans entrecroisés. L’un, celui de mon présent, c’est-à-dire les années 80, avait des personnages âgés, appartenant à des classes sociales différentes, mais que le communisme avait rapprochés, sans pour autant éliminer les ressentiments. L’autre, « roman rétro » situé un demi-siècle auparavant, avait des personnages jeunes en proie, au cours d’un été, aux affres de l’amour et de la guerre.
Un livre commence à s’écrire quand on en saisit le ton. Celui du « roman rétro » m’a coûté une année de travail inutile. J’écrivais consciencieusement, je relisais et tout passait au panier. Et puis, un beau jour, j’ai attrapé « le ton rétro ». Dès lors, j’ai orchestré la langue début de siècle en fonction de chaque personnage, selon son âge, son éducation, etc. avec une minutie dont je ne serai plus jamais capable.
On dit à présent que j’ai l’une des plus fines « oreilles » de la littérature roumaine, mais moi je sais que cela fut une expérience circonscrite, parce qu’un auteur change d’un livre à l’autre et parce que je ne m’intéresse plus à la différenciation stylistique des personnages. L’acuité de mon oreille était sans doute due aussi à l’isolement : je vivais dans un pays fermé d’où je n’étais jamais sortie, je me tenais à l’écart de la vie littéraire et je n’envisageais pas plus la traduction de mes livres qu’un voyage sur Mars. Après la chute du communisme, je m’étais résignée à croire ce qu’on me disait — j’avais écrit un livre intraduisible —, jusqu’au jour où j’ai appris qu’il allait être édité en France.
(...) Je sais en tout cas que, pendant les cinq années qu’a duré l’écriture de ce livre, j’ai été heureuse. Je vivais dans deux mondes parallèles : le monde quotidien, de plus en plus oppressant, et un monde révolu qui se rapprochait de moi, qui se révélait dans les vieilles maisons de Bucarest menacées de démolition.
J’étais sous le choc : je découvrais une histoire inconnue mais j’assistais, impuissante, à sa destruction quotidienne. Ceausescu abattait des quartiers entiers du vieux Bucarest afin de bâtir à la place ses constructions mégalomaniaques. La démolition d’une maison condamnée, vidée de ses occupants, dépouillée ensuite de sa charpente et de son huisserie, pour être enfin broyée sous les bulldozers, cela évoquait les longs supplices médiévaux en place publique. J’avais choisi l’une de ces maisons, devant laquelle je passais chaque jour, pour y situer l’action de mon roman, et je suivais le cœur serré la progression des démolisseurs aux deux bouts de la rue. Les événements de décembre 89, qui l’ont sauvée, m’ont projetée, pour une dizaine d’années, de la littérature dans le journalisme.
C’est alors seulement que s’est achevée pour moi l’histoire de ce livre."
Traduit du roumain par
Marie-France Ionesco
(non, le nom n'est pas seulement une coincidence...) Lire le texte complet
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